Elle paraissait si frêle. A tort, on la pensait vulnérable. Mais nous avions appris à la connaitre, j’avais appris à cerner ce personnage plein de ressources, doté d'une force indéniable. Chaque jour elle se faufilait sans un bruit, sans un mot, de tête en tête. D’un œil vif, elle veillait.
Souvent, elle s’arrêtait à côté de moi, saisissait une chaise ou sautait sur la table ; un corps si léger que rien n’était perceptible. Elle restait là, observait quelques instants, lâchait quelques mots, puis d’autres, plus profonds & plus lointains à la fois. C’était devenu une habitude, un pli à prendre. Poursuivre le travail, garder sa concentration tout en écoutant. J’ai tout à apprendre, & elle tant à enseigner. Son discours aurait une fois de plus interpellé l’individu lambda, une idée vague débouchant sur diverses réflexions, mais je me fixais sur sa voix, comme un rythme novateur.
Une demi-heure venait de s’écouler :
« En fait, tous les artistes, ou tout du moins ceux qui valent le coup, sont des personnes torturées, des personnes qui sont détruites par quelque chose. C’est pire que de l'acide. Ils ont tous quelque chose. »
Fixés sur le papier, mes yeux se sont plissés. Cette première conclusion ne m’était pas étrangère, il m’était arrivé à plusieurs reprises d’observer de rudes souffrances chez divers artistes. L’équilibre entre ses mots & mes mains venait de s’estomper, juste un court instant, & voilà que la peinture se dérobait. Cellule de crise, animation momentanée : sa voix s’éloigne à son tour pour enraciner ma concentration le temps de trouver les coups de pinceaux qui pourraient rattraper l’imminente catastrophe. Le souffle, se baser sur le souffle, à défaut d’arracher quelques mots. Peu importe le temps pris, hors de cause, je lève la tête vers elle pour mieux l’écouter de nouveau. Or, pas un mot, simplement un regard, souriant mais me désignant.
« C'est pour ça que je vous dis que vous y arriverez, que vous devez y croire. Parce que c'est pas vide du tout là-dedans : vous en êtes une d'artiste, la belle. »
Elle s’est levée, a tourné les talons, & s’est échappée de la salle sans que personne ne la remarque. C’était son unique conclusion à tout ce discours, & je restais là sans trop savoir que dire, sans trop pouvoir contester.
J’écris, je dessine, je peins. Je pense. Je crée.
& si c’était vrai. & si la guérison viendrait à me priver de mon rêve.
J’ai passé un an, un an rênes en mains. Une année à trouver ma vie, à en obtenir la possession. La première fois, le besoin de toutes ces années, une chose que jamais je n’avais eu la force d’obtenir. Certes. Mais une année faible en gros investissement, où mon travail se limitait à quelques plaisirs désintéressés & se reposait sur la confiance de cette femme. Elle m’a appris comment je fonctionnais, elle a su trouver l’emprise qu’aucun de ces prédécesseurs n’avait pu être en mesure de chercher. Des pièges que nous-mêmes nous pouvons nous tendre pour mieux nous donner. Un savoir digne de grands trésors. Je me sentais bien, je croyais au bonheur, je me sentais plus forte & plus apte à bousiller tout ce qui pourrait me bousiller. Une toute nouvelle vie, minée à l'oxygène.
Je n’ai jamais autant fournis, je n’ai jamais été aussi absorbée par ces travaux qu’au commencement de la chute, qu’au retour à la normale. Elle n’a dès cet instant plus cessé de croire en moi, & de me le répéter, me demandant sans cesse ce qui me poussait à ce point. Plusieurs fois, elle a mis le doigt sur ce qui m’avait bouffé, sur ce qui m’avait fait faire volteface, & persistait bien aujourd'hui ; sans lui répondre, je tentais de rester neutre. Pourtant je me demande si elle n’était pas pleinement consciente de ses dires, si elle n’a pas cherché plus loin, plus bas encore, dans toute son espièglerie.
A la veille d’une année pleine de lourdes promesses, je tire mes propres conclusions à ses dires, sans pour autant lui répondre. Puisque je demande l’impossible, de donnerai l’impossible. Car bien que je donnerais tout pour affirmer le contraire, il semblerait que plus rien ne me pousse à être aussi volage, aussi lointaine de l’atmosphère studieuse, plus rien ne me poussera à profiter du rien à offrir. Rien ne me permettra de fuir cet endroit, ces gens. Mon refuge s’est fait fantôme par ma propre faute, & il ne me reste plus qu’à crouler sous les ambitions pour échapper à tout ce qu’il me procure, ou encore à ces traditionnels appels qui en saisiront plus d’un d’entre nous, d’ici quelques mois. Je me murerai là-dedans, cette fois, complètement, pour rester loin de tout, loin de vous, pour un investissement plein. Etouffante, mais investie, pour un unique espoir, celui de réussir.
Je ne sais pas si je suis ce que l’on peut désigner comme étant une artiste. Car être ou ne pas être dépend d’un seul & unique choix : celui de pourrir d’un mal toute une vie, sans emprise propre sur sa propre personne, ou d’en guérir, & diriger son existence en quête du bonheur. Guérir exclurait les besoins du rêve : faites vos jeux.
J’aurai cette place, j’aurai tout pour vous prouvez vos torts, qu’il ne restera plus qu’à se résigner, que je ne saurai suivre, ne saurai fournir autre chose que ma création, mon esprit, mon fond. Insuffisants.